Un samedi soir normal sur la planète. Un petit bar dans le
quartier de la Haute-Roquette (à côté de
la coloc des princesses), où ma bande a ses habitudes. Quelques verres, des
copains de copains qui arrivent et qui s’agrègent à notre petit groupe. Je pétassais babillais
avec mes ex-coloc et leur racontais la dernière de l’un de mes clients (mes copines raffolent de mes anecdotes
d’agent de voyages).
Une sombre histoire de géographie : un type m’avait
demandé un billet « pour
Montréal » (je le lui avais vendu) et il était revenu le lendemain
parce que je ne lui avais pas posé la question « vous êtes sûr que vous voulez aller à Montréal ? Parce que
vous savez, il y a d’autres aéroports au Canada »
Effectivement, le connard type voulait aller à Vancouver mais il
pensait que c’était à une heure de route de Montréal (parfois, je me demande ce
que les gens faisaient à l’école au lieu d’écouter la maîtresse…)
Et là, une fille que je ne connaissais pas sort sa langue de
la bouche de mon pote Vincent et me demande « qu’est-ce
que tu fais dans la vie ?
- je suis agent de voyages
- c’est quoi, ce job ?
- ben… je vends des voyages
- dans une agence de voyages ?
- ben oui
- ça existe encore, ça ? »
Elle a commencé une longue tirade sur les derniers voyages
qu’elle avait organisés toute seule grâce à tripadvisor, à coup de compagnies
low cost et de booking.com et à la fin de son discours, elle porta l’estocade
finale : « à l’heure internet, [elle
disait ça comme si j’avais une tête à dénicher les bons plans que j’allais
proposer à mes clients sur 3615 DEGRIF],
vous servez à quoi ? C’est quoi la clientèle des agences ? Des vieux
qui ne savent pas allumer un ordi ? ».
Je dois avouer qu’une certaine part de notre clientèle, (en particulier celle de Jeff, qui vend des
voyages culturel un poil relous à des vieux) ne se renouvelle pas vraiment,
mais j’ai décidé de passer sous silence la pyramide des âges de la population
de notre base CRM.
J’ai soupiré, enfilé ma cape invisible de super-agent de
voyages sauveuse de la profession et je me suis lancée à mon tour dans un long
discours à coup d’expertise-produit, de réassurance, de responsabilité et de
garantie des fonds déposés, bref… vous connaissez la chanson.
Et bien sûr (vous connaissez
aussi cette chanson-là), la fille me balance « c’est bien gentil tout ce que tu racontes, mais sur internet,
c’est quand même vachement moins cher ».
On était samedi soir, mais comme j’avais juste un
poisson-papillotte, des légumes, une demi-bouteille de Badoit et 2 virgin
mojitos dans le ventre (en ce moment, je
suis crevée, alors je suis la sobriété incarnée), j’avais toute ma tête et
j’étais prête à me battre. J’ai regardé cette fille (et là, je me suis rendue compte qu’elle me ressemblait comme une sœur)
et j’ai senti que j’allais craquer.
On est en décembre et franchement, je n’en
peux plus. J’ai juste dit à la fille, « c’est
une idée reçue. La prochaine fois que tu veux réserver un voyage, appelle-moi
avant de faire n’importe quoi ; Vince te filera mon numéro. Excuse-moi,
mais j’ai vraiment besoin d’aller faire pipi ».
J’ai fendu la foule du bar et je ne suis pas allée aux
toilettes : je suis sortie, j’ai respiré un grand coup, je sentais l’air
frais remplir mes poumons mais pour la première fois depuis longtemps, je me
suis sentie mal, très mal.
Dans le bar, les gens parlaient, riaient, s’embrassaient,
bref : ils vivaient. Et moi, je me suis sentie à moitié morte. J’étais à
deux pas de mon ancienne coloc, je savais que les filles étaient toutes au bar
et qu’il n’y avait donc personne « à
la maison ». Facile, j’ai encore les clés, j’allais pourvoir me
replier dans la solitude et le silence.
Pour ne pas qu’ils s’inquiètent, j’ai fait un SMS collectif
à mes ex-coloc et Nico « trop de
bruit. Un peu mal à la tête. Je me pose à la coloc et je reviens dans 15/30 mn.
A tout’ ». J’ai traversé la rue, monté les 3 étages et j’ai fondu en
larmes.
SMS de Nico « j’arrive ».
Moi « non, reste. Back soon ».
J’avais l’impression que la terre avait brusquement arrêté
de tourner. Depuis 2004 que je kiffe ma life chez Big-Boss Voyages, je fais
mon job avec passion, je défends mes
parts de marché bec et French manucure, je me bats sur chaque dossier,
m’applique sur chaque itinéraire, bosse tard et surveille mes queues. Mes
clients sont souvent enchantés par mes propositions et fidèles. Je marge mes
dossiers selon la politique de Big-Boss, j’ai un taux de transformation de 80%,
j’adore mes collègues et l’agence marche bien.
Depuis près de dix ans, je vis dans une boite de rêve. Big-Boss
voyages a toujours eu un temps d’avance sur les autres agences : pas de
brochure, 80% du CA tourisme en fabrication sur-mesure, devis payants,
segmentation clientèle pointue grâce à un CRM de la mort qui tue.
Belle
clientèle, beaux dossiers, Big-Boss voyages se porte comme un charme.
Mais la copine de Vince avait résumé en peu de mots la
situation : mon job est devenu has-been. Un jour, quelqu’un a décrété que
pour vendre un billet d’avion, prendre 10 € était trop cher. Que pour réserver
ses vacances, 3 clics suffisaient et que les agents de voyages étaient
inutiles, voire ringard. Que la valeur d’une semaine en Thaïlande, c’était 799
€ et que n’importe quelle destination de l’Océan Indien se négociait à 999 €.
Que la croisière pouvait devenir mainstream.
Que les meilleurs négo étaient sur groupon et que le luxe au meilleur prix,
c’était sur voyage-privé et pas ailleurs. Que pour un voyage sur-mesure, rien
ne valait les conseils avisés d’un « agent
local ».
Ravis de s’être débrouillés tout seuls et convaincus d’avoir
fait une affaire, les candidats au voyage discount sont désenchantés lorsqu’ils
se rendent compte qu’ils ne réussissent pas à joindre les call-centres des OTA
sur leurs numéros surtaxés (ce qui est
quand même bien utile quand il y a un bug), quand ils se retrouvent dans
des hôtels pourris (en long-courrier à
799 € TTC la semaine, ils s’attendaient sérieusement à un service 5* ?),
quand les excursions coûtent plus cher que la croisière discount, ou que « l’agent
local » leur a vendu un truc préfabriqué qui, en fait, ne
correspondait pas à ce qu’ils cherchaient (ben
non, l’agent local ne peut pas reformuler les attentes d’un client s’il a juste
un mail de 4 lignes et qu’il ne possède de toute façon que des rudiments de français).
Avec la copine de Vince, j’avais l’impression d’être Don
Quichotte qui se battait contre des moulins. Soyons honnête : on ne voit
plus de trentenaires dans les agences de voyages. La génération Y ne pousse
plus nos portes. Elle attrape juste une tablette.
Si cette fille s’est étonnée que les agences de voyages
existent encore, c’est parce que nous n’avons pas su convaincre la « jeune génération » (la mienne)
du bien fondé de notre existence. J’étais là, comme une âme en peine affalée
sur le canapé où d’habitude, je glousse avec mes copines, à me lamenter sur le
triste sort des agents de voyages.
Alors je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose pour
la profession en général. Qui peut faire ce boulot ? A mon humble avis,
c’est le rôle du SNAV et de personne d’autre.
A la radio, on entend tout le temps des pubs du genre « le changement d’heure, c’est le
moment de changer de montre » (financées par le syndicat des horlogers),
« la vaisselle c’est comme la mode : c’est bien quand ça
change » (avec les 4 notes insupportables « les aaaaarts de la
taaaable »), mais rien pour les agences de voyages. Chacun tire la
couverture à soi (Mister Cook, tais-toi…
Mango, tu es à peine né que tu m’énerves déjà)
Au SNAV, plutôt que de se regarder le nombril, on ferait
mieux de se bouger le boule.
Chez les têtes de réseau, chacun pourrait mettre la main à
la poche pour une contribution exceptionnelle au rayonnement de la profession (ça serait de l’investissement utile,
non ?)
Et je suis certaine que les TO auraient plus d’intérêt à
financer (partiellement) cette
campagne destinée à faire entrer des clients dans les agences plutôt qu’à
surenchérir en campagnes google-adwords ou financer à fonds perdus les congrès
des réseaux.
Moi, je suis fauchée. Mais si chacun doit mettre un peu de
son énergie et de son temps au service du rayonnement de la profession, je suis
prête à me sacrifier pour incarner the
agent de voyages de la prochaine campagne pour les agences de voyages qui
passera à la télé. En maillot de bains derrière mon comptoir… ça devrait
suffire pour faire entrer un peu de monde dans les agences…
Forte de cette idée lumineuse (qui ne manquera pas d’arriver sur le bureau de Georges Colson grâce à
l’audience de TourMaG.com), je me suis ressaisie et je suis redescendue
danser. Et la prochaine fois que je rencontrerai une fille comme Cruella (qui réserve ses vacances sur des compagnies
low-cost et booking) elle ne me demandera pas ce que je fais dans la vie,
elle me dira juste « je t’ai vue à la télé toi, tu es la nouvelle génération d’agent
de voyages ».
Ben oui…
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