Lors de notre dernier meeting « off-site » à
Tanger, on a beaucoup bossé sur l'exploitation des masses laborieuses la « gestion des ressources
humaines ». Je trouve ce terme tout moisi et franchement, je ne sais pas
si j’ai une tête d'esclave de ressource humaine mais il semblerait que si.
Chez Big-Boss voyages, on a tous notre personnalité propre
et bien affirmée et on a bien compris qu’on n’était pas interchangeables. Je le
disais l’autre jour dans un billet : si on filait le poste de Jeff à Max
et vice-versa, on se retrouve dans la journée avec deux belles des crises de
nerfs et on transforme deux vendeurs parfaits en brêles : Max est un super
pro de la billetterie bavard, plein d’humour et volubile (les chargées de
voyages l’adorent) et Jeff une espèce de puits de science racé, poli et flagorneur
(ses vieux clients cultureux le surkiffent). Si on échange leurs postes, non
seulement on les rend dingues, mais en plus, ils seraient incapables de faire
du chiffre.
Dans le cadre de la constante amélioration de notre service
au client, Big-Boss a proposé que pendant une journée, chacun d’entre-nous devienne dans une sorte d’épisode de
« vis ma vie » tout à fait délicieux ce que nous ne serons jamais.
C’est ainsi que pendant une journée, je me suis retrouvée dans
la peau de Sylviane, assistant-manager d’une boutique de fringues dans le
Marais dont Big-Boss Voyages gère le budget déplacements. Eh bien, je vais vous
dire : je me demande comment je suis sortie vivante de cette épreuve.
Je vous plante le décor : cette boutique fait partie
d’un réseau d’un peu plus de 100 magasins d’une enseigne dégueulasse chère et branchée.
Elle est pilotée par une fille de 25 ans, Clémentine (off ce jour-là),
elle-même assistée de Sylviane (une espèce de bombasse de 28 ans qui a ensuite
passé une journée chez Big-Boss Voyages avec moi). Dans l’équipe, il y a aussi
Anne-Laure (qu’on appelle « la 35 heures ») et 4 petits temps
partiels (étudiants pour la plupart), titulaires de contrats de 12 à 20 heures
hebdo, qui se relaient dans la boutique.
Les perspectives d’évolution professionnelle sont bien
minces. Au mieux, un(e) « 35 heures » peut passer adjoint(e), un(e)
adjoint(e) de magasin de taille moyenne peut devenir responsable d’une boutique
de petite taille et une responsable de petite boutique peut prendre la
responsabilité d’une plus grande. Vous me direz, dans les agences de voyages,
les possibilités d’évolution sont à peu près les mêmes.
La différence, c’est
que dans les boutiques de fringues, il ne faut pas attendre d’avoir des années
d’expérience pour être reconnue et prendre du galon : Après 18 mois chez
un concurrent, Sylviane est restée 8 mois vendeuse dans une grosse boutique de
l’enseigne avant de passer adjointe. Anne-Laure a moins d’un an de boite et on
lui a promis qu’elle était première sur le tableau d’avancement. Avantage à la
sape par rapport au voyage ; c’est peut-être le seul…
Pour les temps partiels, point de salut. De toute façon, ils
ne font que passer… bien rares ce qui restent plus d’une saison. Sur les 4
collègues à temps partiel de Sylviane, le plus ancien est arrivé en mai. Selon
les filles, l’explication vient du fait que les salaires sont misérables et les
conditions de travail difficiles.
On parlait salaire. Sylviane est payée 2000 € bruts (pour 39
heures hebdo). Selon Sylviane, Clémentine est payée « un peu plus
mais pas beaucoup » pour 39 heures aussi. Anne-Laure et les temps partiels
sont payés au SMIC horaire.
Le premier truc qui m’a choquée, c’est que nulle part, les
vendeurs n’ont d’endroit pour s’asseoir : il n’y a pas de chaise dans la
boutique et la seule solution pour poser son cul par terre, c’est d’aller en
réserve en sous-sol (sans fenêtre).
Le deuxième truc,
c’est le flicage à outrance : dans cette chaîne, les équipes sont
jugées sur deux indices : 1) le chiffre, 2) le taux de concrétisation
commerciale. Je vous explique : il y a un compteur sur la porte : un
mouchard qui compte le nombre d’entrées dans la boutique. Chaque soir, le siège
fait un calcul dégueulasse : une division entre le nombre de visiteurs et
le nombre de tickets de caisse édités. Si le rapport est inférieur à 1/8 (1/6
en période de soldes), les filles se font condamner à mort taper sur les doigts. Du coup,
certains jours, les vendeurs n’osent même pas prendre de pause (elles vont
juste en réserve 5 minutes s’asseoir et/ou manger un petit truc réchauffé à la
hâte au micro-ondes) pour éviter qu’une entrée/sortie soit comptabilisée.
Comme si ça ne suffisait pas, elles sont flippées par les
clients-mystères (un jour, ça tombe : « Sylviane m’a dit bonjour sans
sourire et sans grande conviction » ou « Sylviane a été hautaine avec
moi et ne m’a pas proposé la vente d’accessoires »).
Comme si cela ne suffisait pas, des animatrices régionales
des ventes débarquent en boutique sans crier gare « alors mesdemoiselles,
le chiffre n’a pas été terrible hier,
comment vous l’expliquez ? » (Sylviane a répondu simplement
« hier, il pleuvait. Quand il pleut, y’a personne »)
Le planning de l’équipe : un cauchemar. Sylviane et
Clémentine prennent leurs jours off en alternance : une semaine sur deux
le lundi et le jeudi ; une semaine sur deux le mardi et le mercredi (comme
ça, elles sont là toutes les deux le week-end). Anne-Laure a le jeudi et le vendredi.
Les petits temps partiel sont là essentiellement le week-end. Ça pique.
(avantage, comme ça, ils peuvent aller
à la fac le reste du temps)
Ce qui m’a le plus étonnée : « vendeuse de fringues », c’est pas
seulement dire « bonjour », « vous faites quelle taille ?
un petit 38 ? » (à des clientes qui font du 42) « ça vous va
super bien » et replier les fringues que les clientes ont mis dans tous
les sens. Ben non, parce que…
1)
une ou deux fois par semaine, on reçoit le
« réassort » : c’est des gros cartons avec plein de fringues
dedans (les filles disent « la came »). Il faut ouvrir les cartons,
sortir les fringues des plastiques, prendre une espèce de pistolet pour scanner
les étiquettes ce qui permet d’entrer les fringues dans le stock et mettre le
prix sur chaque fringue (un cauchemar). Si le carton reste en réserve (ce qui
arrive bien souvent), c’est comme la came n’existait pas. En fait quand une
vendeuse dit « on va recevoir du stock », une fois sur deux, le stock
est déjà là mais pas ouvert/scanné/étiqueté…
2)
le mardi, elles sont 2 à commencer à 8h pour « faire
le merch » : le merch, c’est en gros, tout mettre en l’air dans la
vitrine et la boutique pour renouveler l’offre (et pas n’importe comment :
c’est les gens du marketing qui envoient les modes d’emploi le lundi en
fonction de paramètres incompréhensibles)
3)
les temps partiels sont là pour « aider les
plein-temps à faire du chiffre » : ce sont eux qui font des
aller-retours en réserve pour chercher le t-shirt à 59 € dans la bonne taille
et le bon coloris (by the way, les drogués gens de la prod’ ont inventé des noms pour
chaque couleur. Par exemple, on ne dit pas « gris » mais
« souriceau » ; l’an dernier, « éléphant », c’était
exactement la même couleur)
4)
il faut aussi surveiller que les gens ne piquent
pas dans la boutique. Les vendeurs ont toujours un œil sur les présentoirs, les
cabines et le reste…
5)
les gens négocient : « j’ai pris 3
articles, vous m’offrez quoi ? ». Dans l’enseigne de Sylviane, on ne
pratique pas la réduc’ sauvage ; c’est comme ça. Une cliente qui a passé
30 minutes et a choisi 4 articles peut tout planter si elle est contrariée
qu’on lui refuse un geste.
6)
Toute la journée, y’a des gens qui défilent dans
la boutique : des voisins qui veulent de la monnaie, des gens qui veulent
déposer des CV, des gens qui ont perdu un animal ou… des gens qui ont une
terrible envie d’aller aux toilettes…
Sinon, j’ai-je appris de cette journée ? Que les gens
sont mal élevés (ils ne disent ni « bonjour », ni
« merci »), qu’ils n’ont aucune considération pour les vendeuses,
qu’ils sont sales (beurk, les petites odeurs aigres-douces qui s’exhalent des
cabines…) et exhibitionnistes.
Bref, j’ai repris avec bonheur au lendemain de cette journée
mon job de manager intermédiaire, vendeuse de rêves assise, climatologue, psy,
géographe et juriste bien contente de ne pas être une vendeuse de fringues,
experte en couleurs et en bon goût, manutentionnaire, crevée d’être debout, aux
5 sens agressés par des client(e)s moches et malodorants en sous-vêtement
douteux qui s’expriment mal.
Et puis, avec Sylviane, je me suis fait une nouvelle
copine... et puis grâce à elle, je peux vous donner des conseils-mode...
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