Chaque année, c’est la même litanie : les clients
passent des heures sur les sites des voyages en promo dégriffés de dernière
minute, cherchent la bonne affaire, tergiversent et changent d’avis, et quand
ils se décident, bing, c’est complet. (j’ai envie de te dire « bien fait
pour eux »)
Et là, ils arrivent à l’agence catastrophés et posent la
même question que les années précédentes : « qu’est-ce qu’il vous
reste pour… »
L’autre jour, sur la page de l’un des nombreux groupes
facebook d’agents de voyages au bord de la crise de nerfs, l’une d’entre nous
expliquait : « je n’en peux plus : ils veulent des chambres
famille à 10 jours du départ dans des endroits peu touristiques avec une plage
sympa pour 500 € »
Les commentaires étaient à l’avenant : « ils ne
savent pas ce qu’ils veulent mais ils ne veulent pas de charter, pas de
Maghreb, pas d’Allemands avec eux dans les hôtels ». […] « Ils
veulent des options pour pouvoir réfléchir tranquillement » (traduction :
il faut que tu assures leurs arrières pendant qu’ils vont encore passer une
soirée entière à surfer sur les sites de destockage)
Les pires, ce sont ceux qui veulent que tu leur
« fasses des propositions ». C’est
le gros de la clientèle de Big-Boss Voyages et je vais te dire comment
on fait pour les cadrer un peu.
C’est ma copine Céline qui m’a donné l’idée. Céline est
négociatrice immobilier et son agence est spécialisée dans les « biens
atypiques ». Le job de Céline, c’est 1) « faire rentrer des
affaires » (c’est-à-dire qu’elle doit convaincre des propriétaires de
mettre leur appart’ à la vente dans son agence et pas ailleurs) ; 2)
trouver des acheteurs pour les biens en question.
Céline est un requin en business une espèce de magicienne pour transformer un gros
défaut en argument positif
imparable : elle te vend un loft moisi sans fenêtre comme un truc
« sans vis-à-vis », un quartier pourri comme « un lieu en
devenir », (la garce, elle aurait pu faire de la politique) un appart mal conçu comme « un espace à réinventer »,
une déco hideuse comme « une occasion de laisser libre cours à votre
créativité ». Et ça marche…
Elle explique que si elle vend bien, c’est qu’elle pratique « l’écoute
active ». Je t’explique : Au client qui cherche un bien, elle ne
propose rien de but en blanc : elle le fait parler. Sa première question,
c’est « décrivez-moi votre appartement idéal » et elle retient des
points-clefs. Le client explique, se livre, raconte ce qu’il aime, explique ses
frustrations, bref… il explique vraiment à Céline ce qu’il cherche.
Jeudi dernier, elle a réussi à vendre un petit 4-pièces
biscornu et surévalué à un prospect qui travaille à domicile et qui avait
besoin d’un vrai grand 4-pièces dont un grand salon, 2 chambres et un bureau.
Le talent de Céline, c’est qu’elle a fait visiter à ce
client un 4-pièces tordu avec un
mini-salon et 3 chambres dont une petite chose ridicule de 6m². Ella a
convaincu le client en lui disant « j’ai un 4 pièces qui ne me plait pas
en l’état mais il faut que je vous le montre parce que j’ai une idée pour
vous ». Genre « je t’intrigue : je te préviens que ça ne va pas
te plaire, mais je te mets quand même un peu l’eau à la bouche »
Pendant la visite, elle a anticipé les réactions logiques et
attendues (déjà, elle a eu de la chance que son client ne l'étrangle pas) : « je vais vous montrer le salon. Il est ridiculement
petit mais »… « ne criez pas en entrant dans le bureau : il est
tellement minuscule que vous ne pourrez jamais travailler dedans ». Une
fois le client effrayé (et déçu), elle a retourné toutes les objections en
argumentant « entre le salon trop petit et la micro chambre-bureau, on
abat la cloison et on a une pièce à vivre très agréable avec une alcôve où vous
pouvez aménager un bureau ». (note qu’en employant le «on », elle s’implique
personnellement dans le processus de décision du client)
Le client qui voulait un vrai 4-pièces se retrouve donc
avec un grand salon dont une alcôve transformée en bureau et 2 chambres, soit
(vous avez bien compté) 3 pièces. Le client n’y a vu que du feu. Pourquoi ?
Parce que Céline a répondu à sa demande.
Souvent, quand elle « rentre » un appart trop petit, elle se débrouille pour contacter les propriétaires des chambres de bonnes
Alors, à l’agence, on fait pareil… le client te dit
« n’importe où sauf au Maghreb », on ne se jette pas sur
l’énumération des destinations alternatives. On lui demande de nous
« parler de ses dernières vacances parfaites » pour comprendre le
type d’hôtel qu’il cherche sans se focaliser sur une destination (du
coup, la destination devient vraiment accessoire pour le client) ; il te
demande un séjour « du samedi 3 au samedi 17 août », on lui répond « si
je vous trouve un meilleur prix en décalant de 2 ou 3 jours, ça vous
intéresse ? » (c’est à ce moment qu’il te dit qu’il est en fait en
vacances jusqu’au 25 mais qu’il ne veut
pas reprendre le boulot le lendemain de son retour. Et là, tu réussis à lui
vendre le vol du mardi 20 ultra-dispo)
Alors voilà… on pose 36 questions, on donne au client
l’impression d’être acteur dans son choix mais on va lui vendre toujours la
même salade chose : l’un des 15 séjours clef-en-mains qu’Isa a sélectionné en janvier
en fonction de leur excellent rapport qualité-prix. Le trio de tête de l’été,
c’est Ibiza-Croatie-Sardaigne-Maroc. (tu t’es rendu compte que c’était un trio
de 4 ? Félicitations ! et si tu as pensé aux « 4 couleurs primaires » de
Bruno Vandelli, tu es à coup sûr ma/mon futur[e] meilleur[e] ami[e]…)
Comment on fait pour trouver de la place à bon prix ? Figure-toi
que sur les destinations les plus courues, Isa a négocié des « petits
groupes » qu’elle a transformé en allotements aériens et que notre
centrale hôtelière préférée nous a bloqué des sous-allot de deux chambres juste
pour nous jusqu’à J-14.
Pendant ce temps-là, le client-qui-cherche-la-promo cherche encore
et toujours et l’agent de voyages de base mainstream se bat avec les TO pour avoir des
options.
Je reconnais tout de même
que pour « une grande maison à Bali pour 8 personnes la première
quinzaine d’août à moins de 15000 € », on ne bougera même pas le petit
doigt : on se contente de sourire d’un air narquois…
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